Tout le monde le sait depuis Platon, il existe deux types de débiles. Le premier, le plus sympathique, est le débile conscient. Le débile conscient est, comme son nom l’indique, plus ou moins conscient de son manque de sophistication intellectuelle. Il se contente donc en général de regarder des émissions de télé imbéciles, de jouer à des jeux vidéo, de manger des Doritos et d’être heureux. Le second débile, largement plus problématique, est le débile ignorant. Celui-ci est une source constante d’épuisement pour son entourage : tout ravi d’avoir assisté à cette «très jolie» expo ou d’avoir vu ce spectacle «d’une grande originalité», il souhaite plus que tout vous en parler pour vous signifier que non, il ne fait pas partie du commun des mortels qui dépérissent devant Top Chef. Aussi louable soient ses ambitions, le débile ignorant reste malheureusement un débile, et la conversation avec lui ne manque jamais d’être douloureuse, tout particulièrement lorsqu’il se décide à parler cinéma. Car le néo-débile se targue parfois d’être un cinéphile, délaissant occasionnellement les grandes salles du multiplexe pour les joies du film d’art. Et c’est ainsi qu’est apparu un nouveau genre cinématographique : le chef d’œuvre pour débiles.
Le chef d’œuvre pour débiles, c’est le film sur lequel tous les non-cinéphiles de votre entourage s’excitent à peu près au même moment, résultant généralement en un déferlement de publications Facebook dont la simultanéité ne peut qu’éveiller la méfiance. Contrairement à ce que son nom indique, c’est parfois un bon film, mais pas toujours. Et contrairement à ce que son nom indique, il n’est pas forcé d’être un débile pour l’apprécier. Mais s’il n’est ni forcément bon, ni forcément mauvais, et que tout le monde peut l’apprécier, comment le reconnaître, me demanderez-vous ? C’est ce que je vous propose de découvrir en exclusivité grâce à cette analyse révolutionnaire.
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Commençons par le cas Aronofsky. Ne nous méprenons pas, Darren Aronofsky est un grand cinéaste. Pour tout dire, si on m’avait demandé mon avis, je lui aurais sans doute donné l’Oscar en 2008 pour The Wrestler. Mais Aronofsky est indubitablement l’un des empereurs du chef d’œuvre pour débiles. Pour preuve, lorsque je n’étais encore qu’un très jeune étudiant en école de cinéma -haut lieu de débilité s’il en est- sur une classe de 25, une quinzaine d’élèves citaient Requiem for a Dream comme leur film préféré. C’était en 2002, soit environ un an après la sortie française du film ; nul doute que celui-ci a désormais été remplacé dans leurs cœurs pas son avatar 2010, Black Swan.
A partir de ces deux exemples, on peut déjà cerner les caractéristiques principales du chef d’œuvre pour débiles : il s’agit d’un drame contemporain aux protagonistes relativement jeunes, de préférence très sombre -dark, dit le débile- dont le THEME (ici, l’addiction ; là, la quête de perfection) est martelé à coup de massue avec une subtilité qui ferait rougir Michael Bay, et dont la stylisation est si flagrante qu’elle ne peut échapper à personne, pas même aux yeux les moins aguerris. Le débile en sort avec la sensation d’être un spectateur exigeant : il a conscience d’avoir vu un film « difficile » (c’est dark !), un film qui PARLE de QUELQUE CHOSE mais qui est aussi un film « esthétique » (comme si une esthétique moins ostentatoire n’en était pas une), un film qui manifeste de hautes aspirations artistiques mais dont aucune subtilité ne lui a échappé (normal, il n’y en a pas). Bingo ! A l’inverse, The Wrestler, une œuvre moins ostensiblement dark, aux choix formels à la fois plus sobres et plus forts, n’a pas trouvé la faveur des débiles, alors qu’il s’agit sans doute du meilleur film d’Aronofsky.
Tout ce qui est décrit ci-dessus peut également être appliqué à Shame, le chef d’œuvre en carton de Steve McQueen, qui substitue à la pyrotechnie aronofskyenne une opacité toute relative. D’un côté, le film fait le choix audacieux de ne pas s’étaler en explications, ni sur les causes du comportement de ses personnages, ni sur leur passé, se contentant de laisser planer le doute sur un éventuel traumatisme commun au frère et à la sœur. Ceci étant posé, est-il possible de sortir de Shame en se posant la moindre question sur ce que l’on vient de voir ? Chaque point thématique y est si sentencieusement asséné (REGARDEZ ! C’est un sex addict ! REGARDEZ ! Son addiction comble une vie affective aussi vide que son appartement ! REGARDEZ ! Il est incapable d’avoir une relation normale, il n’y qu’avec les putes qu’il arrive à bander !) que l’affectation de complexité émotionnelle finit par sentir la combine, le truc destiné à donner une illusion de profondeur à un film relativement bas de plafond. Et ça marche : Shame était LE film à voir cet hiver pour les crétins branchouilles, qui se sont enorgueillis à n’en plus finir d’avoir saisi les subtilités d’une œuvre qui se refuse en apparence à livrer toutes ses clés. Curieusement, la seule chose qui leur a échappé, c’est la pudibonderie d’un réalisateur qui filme le sexe comme un acte de mort, et pour qui une descente aux enfers se termine -forcément- dans un backroom gay.
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Evidemment, tous les drames contemporains cafardeux aux thématiques criantes et aux esthétiques ultra-stylisées ne sont pas pour autant des chefs d’œuvre pour débiles. Pour prendre un exemple récent, We Need To Talk About Kevin a beau cocher diligemment toutes ces cases, outre l’âge avancé de son protagoniste, le film de Lynne Ramsay affiche une différence de taille : c’est un film de femme. Plus précisément, un film centré sur une femme, réalisé par une femme. Et par définition, dans notre société gentiment patriarcale, un film franchement féminin n’est jamais considéré comme cool, même par les femmes elles-mêmes. (Pour preuve, les genres cinématographiques empreints de coolerie ont toujours été les plus masculins -film noir, western, polar- alors que les genres les plus féminins -comédies musicales, comédies romantiques et ce qu’on appelait jadis les women’s pictures- ne suscitent généralement que railleries, indépendamment de leur qualité.) Et Black Swan ? me rétorquerez-vous. Black Swan est purement un film d’homme, un film dont le regard masculin pas toujours bienveillant n’a de cesse d’objectifier son protagoniste féminin.
A l’inverse de We Need To Talk About Kevin, la spécificité des films précités est également de donner aux spectateurs-poseurs l’illusion d’une identification qui flatte leur ego sans en avoir l’air. En deux mots, si tu as déjà fumé un pétard ou tapé un demi trait de coke, la détresse de Jared Leto et Jennifer Connelly, c’est un peu la tienne. Et si tu as fait deux plans cul, trois branlettes et un jogging cette semaine, comment ne pourrais-tu pas comprendre la solitude urbaine de Michael Fassbender ? Rock’n’roll.
Evidemment, le maître du genre est sans doute David Fincher, dont le Fight Club reste le monument du chef d’œuvre pour débiles. Tout y est, avec fringues de designer et contenu politique lyophilisé en bonus. Quel branleur ne s’est pas rêvé en Tyler Durden, défiant fièrement l’establishment en veste en cuir vintage rouge sang? Pur concentré de la magie du chef d’œuvre pour débile. Notez qu’il ne s’agit pas d’un jugement de valeur sur les films ou leurs auteurs. Car après tout, nul n’a la chance de choisir son public, et ni un créateur ni une œuvre ne peuvent être tenus pour responsables d’inspirer la dévotion d’une armée d’imbéciles. D’autant que, admettons-le, pour vendre une grande tranche de gâteau à la crème en donnant aux clients de son salon de thé la sensation d’être des révolutionnaires hautement subversifs, il faut une certaine forme de génie.