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Cosmopolis: géniale comédie apocalyptique ou pensum incompréhensible et barbant?

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POUR by Julien K.

C’est la crise.

On ne sait pas très bien pourquoi, mais c’est la crise. On ignore en quoi cela va nous affecter personnellement – et si c’est le cas, quand et comment. On se demande combien de temps ça va encore durer. On ne voit pas bien ce qu’on pourrait faire pour contribuer à relancer la croissance, à part ne pas trop paniquer et continuer à consommer comme des boeufs. En bref, on n’y pane que dalle, à cette crise. Il n’y qu’une seule chose que l’on sait pour sûr : c’est la crise.

Comme toutes les grandes catastrophes modernes, la crise est un sujet que le cinéma se doit de traiter. Mais là où la Seconde Guerre Mondiale a permis à nombre de grands cinéastes d’explorer les recoins de l’humanité sur fond de nuit et de brouillard, là où la Guerre du Vietnam nous a fait aimer l’odeur du napalm au petit matin au son des Walkyries wagnériennes, qu’est ce que la crise nous offre ? Des crétins en bretelles qui causent de chiffres dans des open-spaces. Pas franchement le matériau de cinéma le plus bandant au monde.

Jusqu’ici, comme pour contourner cette difficulté, le cinéma s’est plutôt attaché à dépeindre les conséquences de la crise, parfois avec esprit (Up in the Air, de Jason Reitman), parfois sans (The Company Men, de John Wells). Et puis est arrivé il y a quelques mois un film bien décidé à enfin décrypter les causes de la crise : Margin Call de J.C. Chandor. Une sorte de pièce de théâtre filmée -besogneusement, il faut le dire- plutôt efficace, mais dont le didactisme se révélait finalement quelque peu stérile : on en sortait avec l’impression d’y comprendre enfin quelque chose, mais curieusement, pas beaucoup plus éclairés, comme si cette foutue crise défiait tout tentative de rationalisation. Ou comme si celle-ci attendait patiemment qu’un grand cinéaste daigne enfin s’intéresser à elle. La crise peut désormais s’estimer comblée ; en effet, ce n’est pas donné à tout le monde qu’un artiste de la trempe de David Cronenberg vous consacre un film tout entier.

Ce film, c’est Cosmopolis, adaptation du roman tantôt décrié, tantôt encensé, de Don DeLillo : une journée dans la vie d’un jeune nabab de 28 ans, sorte d’odyssée en limousine dans les rues en ébullition de New-York City. Cronenberg a choisi d’adapter le roman avec une extrême fidélité, confinant la quasi-totalité de l’action à l’intérieur de la limousine, premier présage d’une approche radicale diamétralement opposée à celle d’un Margin Call. Point de réalisme ici, ni de figure rassurante à laquelle se raccrocher : notre protagoniste, Eric Packer, est un milliardaire mi-Zuckerberg mi-Patrick Bateman qui évolue dans une New York dystopienne en proie à de violentes émeutes anti-capitalistes. Mais surtout, à l’inverse de J.C. Chandor dont les personnages passaient leur temps à demander à leur voisin de leur expliquer la situation en détail afin de s’assurer de ne pas perdre le spectateur en cours de route -un dispositif symbolisé par la scène ou le grand manitou joué par Jeremy Irons demande à un petit analyste de lui expliquer les choses comme s’il était « un enfant de cinq ans ou un labrador »- Cronenberg, lui, refuse catégoriquement de prendre son spectateur par la main. Ses personnages s’expriment dans un jargon technico-financier cryptique, et échangent à coups de dialogues ultra-théoriques énoncés avec une maîtrise du langage délibérément irréelle.

Pas le genre à se vautrer dans les facilités du brûlot indigné, Cronenberg a réalisé avec Cosmopolis quelque chose de plus contemporain et de plus intemporel à la fois : une sorte de comédie absurdiste, instantané terrifiant de notre époque et somme des fantasmes cinématographique de son auteur. A l’opposé du didactisme forcément limité de Margin Call, Cosmopolis ne cherche pas à déchiffrer les actions irresponsable –et finalement insignifiantes- qui ont mené à la débâcle actuelle, mais plutôt à prendre le pouls d’une civilisation qui marche sur la tête, en passe d’être ruinée par un système qu’elle a elle-même mis en place. Dès le postulat de départ, le nonsense pointe : notre golden boy impeccablement coiffé veut se faire couper les cheveux, fût-ce au péril de sa vie (un type cherche à le dézinguer). S’ensuit une succession quasi ininterrompue de tête-à-tête savoureusement beckettiens entre Packer et divers membres de son entourage (collaborateurs, femme, maîtresses), dialogues de sourds dont la verbosité délirante confine à l’abstraction, caractéristiques d’une ploutocratie au langage archi-codifié hermétique au commun des mortels, mais également symptôme d’un système qui tente de réduire le charnel à des équations mathématiques et l’humain à des aphorismes fardés en concepts philosophiques. Nul doute que la profusion de verbiage incessant et fumeux en rebutera plus d’un, mais c’est justement là le parti-pris le plus génial de Cronenberg, qui transplante dans son film les mots de DeLillo non comme vecteurs de communication ou véhicules pour des idées, mais comme une sorte de maladie, un virus dont l’incessante prolifération marque au contraire la mort de la communication, jusqu’à cette joute finale dont personne n’émergera vainqueur.

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Malgré sa structure épisodique, Cosmopolis est d’une fluidité quasi liquide, grâce à un montage au scalpel qui esquive les séquences transitionnelles afin de préserver le flot ininterrompu de cette odyssée kafkaïenne dans les tréfonds de notre déclin auto-infligé. Ce déclin, Packer l’observe depuis l’intérieur de sa limousine high-tech, immense  insecte cronenbergien, cocon arachnéen qui étouffe le son du monde extérieur, où la réalité crasseuse n’est pas grand chose de plus qu’une série de transparences projetées sur des fenêtres qui ressemblent à des écrans de télévision. En effet, à l’inverse des héros d’eXistenZ qui se connectaient à des réalités alternées grâce à des cordons ombilicaux visqueux, c’est au contraire à une totale déconnection de sa propre réalité que le pouvoir a mené Packer. Cette déconnection est au cœur du langage cinématographique déployé ici par Cronenberg, dont la mise en scène glaciale et claustrophobe n’a de cesse d’isoler son protagoniste de plus en plus déphasé, flatté puis déformé par la photo sinueuse et métallique de Peter Suschitzky, qui exploite avec une fascination croissante le fabuleux décor de cette limousine créé par le directeur artistique Arv Greywal.

Et évidemment, il y a Robert Pattinson. S’il est indéniable que Cronenberg fait un usage particulièrement adroit de l’image véhiculé par la star de Twilight -vampire, superstar juvénile et figure de proue d’une des franchises les plus lucratives de notre époque, trois éléments qui entrent évidemment dans la construction d‘Eric Packer- impossible de nier le magnétisme venimeux de l’acteur Pattinson, qui injecte à son personnage des décharges d’énergie fébrile et de dégoût de lui-même sous sa façade ultra-composée. Car Eric Packer se révèle un peu plus qu’un humanoïde bien sapé indifférent au chaos apocalyptique dont il est responsable : derrière l’ennui palpable et le désir arrogant de posséder ce qui lui résiste (on lui propose un Rothko, il veut acheter la chapelle Rothko pour la mettre dans son appartement), c’est dans son rapport à la mort que Packer prend toute sa dimension. Terrifié à l’idée d’y passer (au point de se soumettre à un check-up par jour, toucher rectal inclus), il est néanmoins habité par un instinct autodestructeur de plus en plus prégnant, comme en témoigne son exaltation à voir s’effondrer tout ce qu’il a construit, et son empressement à se jeter dans la gueule de celui qui veut sa perte. Ce dernier, joué par un Paul Giamatti dont le survoltage contraste joliment avec la réserve morbide de Pattinson, se révèlera finalement le double inversé de Packer : une version ratée, mais toute aussi fausse et repliée sur elle-même.

A mi-chemin entre l’allégorie et satire, Cosmopolis est une film unique, point d’orgue de l’œuvre d’un visionnaire dont les fantasmes futuristes les plus cauchemardesques sont désormais en phase avec le présent. Objet glacial et glaçant, résolument opaque, obstinément aliénant, à l’image du système économique -et par extension de l’univers- qu’il dépeint : le nôtre.

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CONTRE by Joachim C.

J’attendais beaucoup du nouveau film de l’un des cinéastes nord-américains les plus inspirés de notre temps. Après l’inexorable déclin dans lequel sont tombés les oeuvres respectives de Woody Allen, Martin Scorsese, Francis Ford Coppola ou encore  Eastwood, le canadien David Cronenberg (certes plus jeune que les mastodontes précités) semblait prouver que le temps n’a pas de prise sur les grands artistes tant est qu’ils aient encore quelque chose à raconter.

Ces dernières années, Cronenberg avait eu le pif pour déceler les scénarios lui permettant de continuer à donner libre cours à son appétence pour la question du mal, de l’aliénation mentale et plus généralement les tourments de l’âme et du corps. Avec A History of violence, Cronenberg nous racontait la barbarie qui trouve toujours un moyen de se tapir sous une couche de civilisation trop ténue pour ne pas la laisser éclabousser. Dans Eastern Promises, il se faisait plaisir en se frottant au film de mafia, montrant les rituels glaçants et la bestialité sanguinaire des malfrats russes. Avec A Dangerous method, le cinéaste canadien revenait aux sources de son cinéma viscéralement tordu (compliment) en explorant les perversions humaines. Il choisit en effet d’adapter une pièce racontant la lutte d’abord intellectuelle puis affective que se livrèrent les deux pères de la «peste» psychanalytique (le terme n’est pas de moi, mais de Viggo Mortensen/Sigmund lui même lorsqu’il débarque sur les rives du nouveau monde, annonçant que ce sont les plaies d’Egypte qu’il apporte avec lui).

Avec Cosmopolis, Cronenberg semblait une fois de plus avoir trouvé un sujet à la hauteur (ou la bassesse, c’est au choix) de ses obsessions. Adapté d’un roman du très chic Don De Lillo (demandez aux Inrocks), le film sélectionné au dernier festival de Cannes raconte le voyage au bout de la nuit d’Eric Packer (Robert Pattinson), jeune nabab sociopathe, cloîtré dans sa limousine et dont l’objectif est de survivre à cette journée. Survivre sur le plan économique car le marché, dans sa voracité, semble vouloir jusqu’à sa chemise suite à un investissement hasardeux de sa part. Et survivre littéralement puisqu’il tente, sans jamais rien perdre de son flegme reptilien, d’échapper à un tireur embusqué prenant pour cible sa limousine. Parallèlement, le sinistre engin tente, telle la barque de Dante, de se frayer un chemin au milieu du cloaque qu’est devenu la mégalopole tandis que des hordes d’anonymous hystériques ayant troqué leurs masques contre des rats crevés, rendent la circulation impraticable. Accessoirement et ce n’est pas là une information moindre, Packer répète à qui veut l’entendre que son but le plus urgent est de se faire couper les cheveux alors qu’il n’en a absolument pas besoin.

Cette histoire capillaire peut sembler un brin anecdotique mais elle illustre à merveille le thème central de Cosmopolis: que peut-on désirer lorsqu’on possède tout ce qui est humainement imaginable? Packer n’ayant plus aucun besoin à satisfaire, il doit se contenter de placebos (d’inutiles coupes de cheveux donc). Celui qui ne désire plus, c’est celui qui est mort et même s’il a l’air d’être déjà en voie de décomposition intérieure, Packer ne veut pas mourir, il consulte d’ailleurs quotidiennement son médecin pour un check-up destiné à prévenir le moindre pépin et le traiter le cas échéant pour échapper à la maladie. Packer souhaite se sentir réel mais son existence ainsi que sa richesse indécente ne reposent sur rien d’autre que le stockage et la revente de valeurs boursières virtuelles. Son empire pesant des milliards n’a en réalité pas plus de poids qu’un pixel.

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Le récit de Cronenberg après avoir posé les éléments de l’univers de Eric Packer prend la forme d’une succession de scènes dont chacune voit l’apparition d’un nouveau personnage, ou devrais-je dire d’un nouvel intervenant. Car sans le réaliser tout de suite, nous sommes expulsés de la salle de cinéma pour nous retrouver sur les bancs de la fac, section philosophie. C’est le parti-pris du film: les personnages du film n’agissent jamais. Ils émettent des théories sophistiquées dans le meilleur cas. Autrement, ils jactent à propos de la conjoncture.

Cronenberg annonce la couleur dès le début: le film sera théorique. Il y a cet étrange théoricienne et gourou personnel de Packer (incarnée par Samantha Morton) qui nous gratifie d’un très épais exposé sur la perfection froide du free market numérique et sa supériorité sur toutes les idéologies. À défaut d’incarner un concept (trop balourd pour le très cérébral réalisateur), chaque personnage apparait plutôt pour personnifier un état émotionnel face à la situation apocalyptique dépeinte: tour à tour, nous devons digérer les mises en garde du personnage Inquiétude, le sabir nerd du personnage Désinvolture, les théorèmes exaltés du personnage Nihilisme, les halètements moites du personnage Frustration Sexuelle, les moues étherées du personnage Pureté, les seins siliconés du personnage Prêt à consommer sexuel, les faux airs de Papy Brossard du personnage Nostalgie, etc etc.

Le film est donc un pur exercice dialectique qui dans son souci de ne surtout jamais séduire le spectateur, oublie jusqu’à l’existence de ce dernier en l’asphyxiant sous sa logorrhée ininterrompue. Ce qui au fond est assez agaçant avec Cosmopolis, c’est que le film réfute continuellement par sa forme pseudo moderne, sa nature purement allégorique.

Que la littérature permette ce genre de partis pris formels, rien d’étonnant à cela: le roman est le médium bavard par excellence. Mais en cinéma, c’est une toute autre paire de manches. Il existe évidemment de grands films de tchatche: de Network (Lumet/Chayefsky) à The Social Network (Fincher/Sorkin) en passant par les oeuvres écrites par l’auteur Tony Kushner (Angels in America, Munich). Mais leurs auteurs n’oubliaient à aucun moment qu’une fiction n’est pas une dissertation. D’aucuns argueront qu’en art, il est interdit d’interdire mais il est aussi permis de s’ennuyer ferme devant ce genre de spectacles verbeux. Chaque concept exposé, chaque mot d’esprit asséné, chaque anecdote semée nous fait immédiatement oublier ce qui la précède. Dans la plus pure tradition organique cronenbergienne, le récit donne l’impression d’un gigantesque intestin inopérant, amassant une bouillie d’idées et de concepts sans jamais la digérer.

Que faut-il comprendre de Cosmopolis? Que le système libéral dans lequel nous vivons, est une sorte de toile d’araignée qui impose ses dictats sur chacune de nos actions et chacune de nos pensées? Que plus l’économie dans laquelle nous vivons repose sur des produits marchands immatériels, plus nous devenons étrangers à nous mêmes? Que plus la technologie nous apporte des moyens de communication sophistiqués, moins nous nous sentons reliés affectivement les uns aux autres? Que c’était mieux avant? Certes. Mais ces postures de prophète millénariste ont-t-elles quelque chose de nouveau à apporter dans la réflexion sur notre modernité? Ne frôle-t-on pas le café du commerce dans ce film réputé très intelligent?

Le roman de De Lillo est peut-être une belle oeuvre visionnaire (nous laisserons le bénéfice du doute à ses nombreux fans) mais la pertinence de sa transposition par David Cronenberg au cinéma reste à démontrer.


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